Le livre de la forêt bleue : Goupil

De Scoutopedia
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Cet ouvrage fait partie du domaine public parce que son auteur est décédé depuis plus de 70 ans, ou à cause d'une disposition légale liée à cet auteur.


Jeannette n'était pas la seule petite bergère à venir dans la Forêt Bleue. La Ronde en comptait deux autres encore : c'était Lisette et Javotte. Mais comme le père de Javotte n'était pas assez riche pour avoir des moutons, Javotte était gardeuse d'oies. La gardeuse d'oies du village.

Elle habitait, un peu en dehors de la route, une petite maison toute basse, avec un toit de chaume, si brune, si déjetée, que de loin on ne la distinguait pas, qu'elle semblait tout aussi bien une meule ou une I'rosse ruche oubliée par mégarde.

C'est là que Javotte vivait avec son père, et sa mère, et quatre petits frères et sœurs.

Le père de Javotte avait été, tout comme d'autres, un bon travailleur : il savait tracer les sillons bien droits à la charrue, jeter le grain à la volée, et, s'il n'avait pas de terre à lui, les gros fermiers du village se disputaient ce maître valet.

Mais un jour, il était arrivé un grand malheur.

C'était en septembre, au temps où, de tous côtés, on entend ronfler dans la campagne, comme de gros bourdons captifs, les machines à battre le blé.

Tout Ie jour elles ronflaient, voraces. Des hommes leur jetaient dans la gueule les belles gerbes qui ressortaient, paille de-ci et grain de-là. Et, parce que leur appétit ne connaît pas de borne, on les nourrissait en même temps de charbon noir, qui est leur Pain.

Ces machines faites par les hommes, elles ont une vie à elles : des jambes en forme de roues qui courent, des bras d'acier pour saisir, et des muscles de courroies.

Elles sont fortes et dociles ; mais aussi dures, inexorables. Les hommes qui leur ont donné une poitrine qui halette, un estomac et des membres' n'ont pas su leur donner de cœur.

Seules les créatures de Dieu, les gens, les bêtes, et en quelque sorte les plantes ont un coeur. Le cheval, le boeuf prennent soin de ne pas écraser les poussins dans la paille de la litière ; le lierre couvre de son manteau les blessures des vieux murs. Mais les machines faites par les hommes ne savent que tourner, aveugles ; et elles n'ont pas de pitié parce qu'elles-mêmes ne souffrent Pas. Cette grande machine à battre, avec la gerbe qu’il lui offrait, elle avait happé aussi le bras du père de Javotte.

Le pauvre homme était demeuré plus d'un mois à I'hôpital. Il en était revenu enfin, maigri, voûté, les yeux tristes, et avec une manche vide.

Depuis, il ne pouvait plus faire que les travaux que font les vieux ; ceux qui ne se paient pas cher. La mère était bien occupée, avec les quatre petits. Et c'est ainsi que Javotte, pour gagner quelques sous, gardait les oies du village.

Chaque matin elle passait, une loque rouge au bout d'un bâton de noisetier, appelant : petites, petites I

Et les oies venaient à sa voix.

On croit que les oies sont bêtes parce qu'elles ont un vilain cri, et une petite tête plate, et qu'elles se dandinent en marchant.

Ce n'était pas I'avis de Javotte, et elle les connaissait bien.

Si on lui avait appris comment l'intelligence des oies, jadis, sauva la ville de Rome - et c'est une belle histoire,- elle n'en aurait pas été surprise.

- Les miennes en seraient bien capables, aurait-elle dit.

Et elle vous aurait conté comment elles marchaient en bon ordre, sous la conduite d'un grand jars, qui était le roi du troupeau ; que d'elles-mêmes, à heure fixe, elles allaient à la rivière, puis dans le pré communal ; qu’elle, Javotte, n'avait qu'à les suivre. Et que d'elles-mêmes aussi, quand sonnait I'heure du retour, elles se remettaient en marche. On longeait la rue du village. Et, passant devant leur porte, par groupe de cinq ou de six, les oies s'en retournaient chez elles, et ne se trompaient jamais.

Il y en avait en tout cent trente-quatre. D'abord Javotte ne savait pas les compter, et, pour être sûre d'en ramener le même nombre, elle emportait des cailloux et deux petits sacs de toile : un sac bis et un sac bleu.

Quand le soleil se couchait derrière le coteau de la Butte aux Merles, ou que la carriole du laitier avait passé sur la route dans un bruit de bidons heurtés, Javotte appelait ses oies.

Celles-ci se rangeaient, et Javotte les faisait passer devant elle, une à une, comme un chef d'armée. A mesure qu'une oie passait, Javotte prenait un caillou dans le sac bleu et le mettait dans le sac bis. Quand il ne restait plus de cailloux dans le premier sac, c'est que toutes les oies avaient passé.

C'était une idée qu'elle avait eue toute seule, depuis que, dans la Forêt Bleue, elle écoutait et observait. Maintenant qu'elle devenait grande, elle comptait avec des chiffres. Mais elle s'embrouillait parfois, et le système des cailloux lui paraissait le meilleur.

C'était au printemps, la saison où il n'y a pas seulement des oies, mais aussi de petits pinons, tout gris près de leurs mères si blanches, qui ont I'air d'avoir par mégarde couvé ces petits négrillons.

Ce jeudi, Javotte était venue très en retard à la Ronde. La Fée voulut la gronder, mais il l eut sur son visage une telle désolation, dans ses yeux de si grosses larmes, que Joyeuse n'osa pas lui rappeler la deuxième loi de la Forêt : «Une Jeanrette est toujours gaie.»

- Relève tes coins, relève tes coins, disaient les autres petites filles.

La pauvre Javotte s'y efforçait bien, mais elle n'y arrivait pas.

Alors la Fée l'attira près d'elle :

- Quel est ce gros chagrin, Javotte ? dernanda-t-elle.

Et Javotte raconta comment lundi dernier, au retour, il lui avait manqué une oie. Elle les avait bien comptées, avec des chiffres d'abord, puis avec les cailloux du sac. Et toujours il en manquait une. Elle I'avait appelée longtemps. Elle l'avait cherchée en vain.

Il arrive quelquefois que des troupes d'oies sauvages passent en triangle dans le ciel. Elles vont très vite sur le ciel clair, le cou tendu, les ailes fuyantes, lancées comme des f!èches vers un but connu d'elles seules.

Celle de tête fend le vent ; et toutes passent clans son sillage. Puis, après quelques instants, quand elle est lasse, la première se laisse tomber ; et, ralentissant son vol, elle se met au dernier rang. La seconde prend sa place ; et ainsi chacune à son tour, remplit ce rôle de pilote qui est dur et si fatigant qu'il ne peut durer qu'un moment.

Elles s'en vont loin les oies sauvages, jusque dans les brumes d'Islande ; et, si elles pouvaient parler, elles diraient d'étranges choses sur les îles flottantes de glace, et sur les chiens esquimaux, et sur les aurores boréales.

Or quelquefois, quand elles passent, une oie de chez nous lève la tête et se met à battre des ailes. Et tel est I'attrait du voyage, qu'il lui arrive d’oublier tout, de s'en aller là-bas avec les étrangères ; et on ne la revoit jamais plus.

Mais en cette journée de juin, il n'y avait pas de passage. Javotte le savait bien. Elie avait battu les buissons.

Et puis comme la nuit venait, très tard, longtemps après I'heure du souper, il lui avait fallu rentrer avec une oie de moins.

Mathurin, le fermier, n'avait fait que hausser les épaules : une oie de plus ou de moins, pour lui c'était peu de chose. II savait Javotte bonne bergère, et le chagrin de la petite fille, toute la peine qu'elle avait prise, avaient sans doute touché son coeur.

Mais Ie lendemain, de nouveau, une oie manqua. Et cette fois ce fut I'une des oies de Ia Mère Gringoire, une vieille qui était de celles qui coupent les liards en quatre, comme on dit.

Elle gémit, se lamenta, et enfin s'en fut chez les parents de Javotte réclamer le prix de son oie.

Ceux-ci, les pauvres gens, en étaient bien en peine. Ils promirent de s'acquitter par petite somme chaque semaine. Et la pauvre Javotte s'en fut coucher sans souper.

Or voici que le lendemain, qui était avant-hier, même chose était arrivée. Mais cette fois Javotte, sur ses gardes, avait bien vu le voleur.

C'était vers I'heure de midi, quand une sorte de sommeil vous prend, que les ombres sont toutes courtes, que tout se tait ; que, dans les fermes, les chiens eux-mêmes s'allongent, la langue pendante, ou lappent le fond de leur terrine pour y trouver un peu d'eau.

C'est à ce moment, où les plus vigilants se laissent prendre en faute, que le voleur était venu. Tout doucement, d'un roncier au flanc d'une vieille carrière, les oreilles collées au corps, et sa queue, sa belle queue rousse, balayant le sol derrière lui.

Les bergères d'oies n'ont pas de chien. Javotte n'avait pas de Pataud pour défendre son troupeau. Elle n'était qu’une petite fille, et tout d’abord elle douta...

Qu'avait-elle vu remuer ? On ne distinguait plus rien. Tapi derrière une motte, Maître Renard attendait. Il mit peut-être une demi-heure à faire ainsi quelque pas, s'arrêtant derrière une touffe d'ajoncs, à l’abri d’une grosse souche, reprenant sa marche en avant.

Et Javotte rassurée usait un noyau contre pierre pour s'en faire un beau sifflet.

Tout à coup, ce fut un éclair, le bond en plein dans le tas. Les oies dormaient immobiles, sur une patte, serrées les unes contre les autres, comme pour garder l'équilibre.

Le renard tomba dans cette masse d'ailes et de plumes. Il y eut une grande clameur. Le voleur s’enfuyait déjà. Afin d'être plus agile, il avait rejeté sa victime sur son dos, ainsi que I'on fait d’un sac ; et il courait, la retenant par son long cou.

Javotte courait derrière lui. Elle agitait son bâton, la branche de coudrier avec la petite loque rouge. Mais elle courait moins vite.

Deux fois elle était tombée, et les cailloux pointus avaient fait saigner ses genoux. La seconde fois, quand elle se releva, elle ne vit plus rien devant elle.

A ce moment, dans leur terrier, une renarde et trois renardeaux écarquillaient leurs yeux jaunes et tiraient la langue de côté, réjouis à l'idée du festin qu'ils allaient faire.

La pauvre Javotte n'avait pu que rentrer en pleurant.

Quand ils surent qui était le voleur, les gens du village décidèrent de ne plus lui confier leurs oies. Deux ou trois hommes, la journée achevée, se mirent en quête avec leurs chiens et leurs fusils. Le père de Jeannette était de ceux-là. Depuis deux jours, ou plutôt deux nuits, ils guettaient la bête malfaisante, et les oies ne sortaient pas.

Ce renard, comme il devait rire de ces fusils inutiles, de ces chiens trop bruyants qui aboient au lieu de ramper muets, sans cri, soudain collés au sol , comme on apprend clans les bois. Il savait bien que nul ne se serait avisé de l’aller chercher dans son gîte de la carrière. Il y avait là une large fissure qu'il traversait d'un seul bond, afin de faire perdre sa trace. Et les pierrailles que le moindre souffle faisait s'ébouler sur la pente brouillaient les empreintes et les pistes que les chiens trouvent en reniflant, guidés par I'odorat.

Cependant, après avoir été vu par Javotte, Maître Renard dut changer de plan. Les oies n'allant plus aux champs, force lui fut de se rabattre sur quelque autre gibier. Mais les cailles, perdrix, alouettes, qui font leur nid dans les sillons, avaient élevé leurs couvées, et la saison était dure. Au terrier, mis en appétit par la chair succulente des volailles, les renardeaux grognaient la faim.

Alors le renard s'enhardit. Il commença de visiter les poulaillers du village. Sa chance le servit bien.

C'est en vain que les chasseurs à I'affût le guettaient par les nuits de lune, que l’on détachait les chiens.

Se coulant à petits pas, rusé, adroit, toujours prudent jusque dans ses audaces, Maître Renard dévalisait poulaillers, clapiers, pigeonniers. Il réussissait, et trop bien. Car peu à peu ils s'enhardit. Lui qui tuait par nécessité, comme font toutes les bêtes sauvages, iI le fit en jeu, par malice, pour le plaisir de détruire, de se sentir le plus habile. Et quand, à pas furtifs, il quittait le hangar, laissant derrière lui dix poules égorgées, emportant Ia plus grasse dans sa gueule, un peu de l'âme mauvaise des fouines et des belettes. passait en lui.

Et la Mère Ravenelle, la vieille qui parlait comme dans I'ancien temps, disait en se signant :

- Ce n'est pas le Goupil, c'est quasiment le diable qui a fait ce carnage.

Un soir, comme il se glissait par le trou d'une haie, Renard rencontra Dame Belette.

Celle-ci glapit d'une voix aigre :

- Depuis quand le Renard a-t-il fait alliance avec nous ? Depuis quand cherche-t-il sa vie chez les esclaves des hommes ?

Or, parce qu'elles tuent les bêtes captives en nombre au delà de leur faim, saignant toute une basse-cour pour quelques gorgées de sang chaud, la fouine et la belette sont tenues en mépris parmi les autres animaux. Il n'est que l'hyène qu'ils placent plus bas encore' parce qu'elle se nourris de chair morte, et, parmi les oiseaux, le vautour. Le renard fut vexé d'être interpellé ainsi par la belette :

- Suis-moi, bête puante, dit-il, et je te donnerai les restes de mes festins.

Mais la belette ne voulut pas de cette alliance :

- Je chasse pour mon compte, dit-elle, et je m’en trouve bien.

Le Hibou était le plus sage de tous les hôtes du bois. Il habitait le tronc creux d'un châtaignier, I'arbre qui vit 700 ans. Il connaissait tous les signes que le gel, le vent et les années gravaient sur l’écorce. Il distinguait les empreintes de la souris des blés de celles du campagnol, et tous les oiseaux à leur chant.

Un soir qu'il chassait entre les pommiers du verger, où ses yeux verts s'allumaient comme les feux d'une gare lointaine, lui aussi rencontra le Goupil :

- Tu as tort, Renard, dit-il. Tout à I'heure, en passant devant la fenêtre éclairée de la maison, j'ai entendu la voix des Hommes. Ils étaient irrités et ils parlaient de te détruire. - Qu'ils essayent, dit le renard. Leurs mouches de feu (il voulait dire leurs balles) m’ont manqué vingt fois. - Renard, Renard, tu te crois sage, mais ta folie te perdra. Crois-moi, ne touche pas à la viande que tu trouveras sur ton chemin comme si une ménagère négligente I'avait laissé tomber en route ; méfie-toi des pièges qui mordent, des fosses dans lesquelles on trébuche.

Il fait meilleur aujourd'hui avoir deux ailes que quatre pattes.

- Merci de ton conseil, ô sage. Suis-je un enfant pour ne pas me défier des viandes empoisonnées ? La fosse qui me prendra n'est pas encore creusée le piège qui me happera n’est pas encore sur l’enclume.

Ce ne fut pas le renard qui se prit au piège, mais Riquet, le blaireau qui y laissa sa queue. Ce ne fut pas lui non plus, mais le sanglier Mark qui tomba dans la fosse.

Et, d'avoir souffert à sa place, ils lui en voulaient en secret.

Ainsi non seulement la rancune des hommes, mais aussi celle des bêtes s'amoncelait contre lui.

Renard avait une idée en tête. Elle le tourmentait depuis quelques jours. Il commençait à être las de la chair tendre des volailles et souhaitait morceau de roi. Comme il était tapi dans un fourré de prunelles, il avait vu passer le troupeau de Jeannette. Les moutons gras, les brebis, étaient proies trop volumineuses, mais il y avait quelques agneaux tout frisés sur leurs hautes pattes.

Renard songea que, pour une fois, il pourrait bien imiter son compère le loup Ysengrin.

Ce soir-là il s'en fut reconnaître la bergerie. La porte en était fermée, mais d'une petite fenêtre, à un mètre du sol, on y pouvait pénétrer. Elle n'avait pas de vitre, seulement un volet de bois plein rabattu contre la muraille.

Le Goupil estima qu'il était plus sage d'attendre un peu avant le lever du jour I'heure où le sommeil des hommes et des choses est le plus profond.

Justement Pataud dormait, enchaîné, le nez clans ses pattes. Depuis bientôt une semaine qu'il gardait son troupeau tout Ie long du jour, et que, le soir venu, son maitre I'emmenait à la chasse, il était las et déçu. Il devait rêver de poursuite, car par moment il jappait ou gémissait doucement.

Renard prit soin de faire un qrand détour pour éviter sa niche, et .il aborda la bergerie par le nord, à contre vent. Pataud ne se doutait de rien.

Renard mesura la fenêtre. Le rossignol s'était tu. A ce moment, longtemps avant Ie petit jour, un coq chanta dans le village.

- Le sot animal, dit Renard.

Il s'arc-bouta sur ses pattes ; et puis il prit son élan.

Or dans la maison assez proche, quelque chose éveilla Jeannette.

Etait-ce la voix du coq ? Etait-ce une bonne fée ? Etait-ce I'ange invisible qui veille sur les bergères comme celles-ci veillent sur leur troupeau ?

Elle courut à la croisée. Pourquoi ? Elle n'aurait pu le dire. Le nez entre le carreau, dans sa petite chemise de toile, les yeux tout pesants de sommeil. Elle sentait confusément un danger : quelque chose qui menaçait ses agneaux.

Et, au moment précis où elle se penchait au dehors, elle vit sauter le Goupil.

Son premier geste fut de crier. Mais elle retint son cri. C'était une petite fille avisée.

Elle reconnut la mauvaise bête :

- Je le prendrai bien, dit-elle.

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, elle avait mis son jupon, ses bas, et sans perdre de temps, elle s'était laissée glisser par la fenêtre, s'aidant des branches d'un vieux poirier.

Elle I'avait fait mairrtes fois ; et malgré l'obs- curité la chose lui fut tacile.

Elle courut à la bergerie, ferma le volet, d'un coup sec. Puis elle fut détacher le chien.

- Tais-toi, mon Pataud, dit-elle.

Son cœur battait. Il y avait bien de la fierté dans la pensée qu'elle, Jeannette, avait réussi ce que nul n'avait, su faire au village : s'emparer de I'ennemi. Elle avait agi très vite, sans beaucoup de réflexion. Et maintenant elle hésitait. - Si j'appelle, se disait-elle, Père viendra avec son fusil, mais pendant ce temps Ie renard étranglera l'agneau blanc, et peut-être le noir aussi.

Alors elle se décida d'entrer tout de suite avec Pataud dans la bergerie :

-Pataud tuera le renard, songea-t-elle.

Mais cette idée de tuer, malgré elle, la remplis sait d'épouvante, et tout en ouvrant la porte, prudemment pour que le prisonnier ne s'échappât point, elle retenait Pataud par son collier et le calmait de la voix.

Habitué à obéir, il ne se rebellait point, mais il grondait sourdement, et il montrait ses dents blanches, ses dents de bon gardien, entre les touffes de poil gris.

Un peu de temps avait passé, et par la porte maintenant ouverte la lueur de l'aube entrait.

Jeannette vit les moutons serrés, tassés dans un coin, les yeux remplis d'épouvante. Et lui, le mauvais, où était-il ? Tapi sous une vieille mangeoire, le nez dans la poussière, tout humble, et comme agenouillé.

Pataud gronda un peu plus fort.

Alors Renard se mit à gémir, ou mieux encore, à parler.

Jeannette n'était qu'une petite bergère, mais elle était aussi une enfant de la Forêt Bleue, comprenant le langage des bêtes :

- Très bonne, très puissante, dit le renard, par pitié, laisse-moi m'en aller. Que t'ai-je fait ? Je n'ai pas touché à un flocon de laine de tes ouailles. Je n'ai pas fait à tes agneaux la plus petite égratignure.

Si je suis entré ici, c'est parce qu'on me poursuivait. Je suis venu en suppliant et non pas en malfaiteur.

- Tu es un menteur, dit Jeannette.

- Un menteur et un assassin, gronda Pataud.

- Tu n'as pas mangé, mes moutons, reprit Jeannette, mais tu as égorgé les poulets du poulailler.

- Et les canards du moulin.

- Et les oies de Javotte.

- Hélas, dit le renard, et il se faisait tout chétif, tout humble, ne fallait-il pas que j'apporte à manger à mes petits dans leur terrier ? Sans moi, ils seraient morts de faim. Toi-même, ne manges-tu pas des poulets et des côtelettes ? Cependant tu as aussi du pain, des choux, du lait, des pommes.< br/> Nous, pauvres renards, nous sommes ainsi faits que nous ne nous pouvons nourrir que de notre chasse. Que deviendront-ils, mes beaux petits ? Ils mourront misérablement. Ils n'ont encore ni dents ni crocs. Ils ne savent que se rouler sur l'herbe et courir après les sauterelles.

Jeannette écoutait le renard ; et en cela elle avait tort.

Quand elle avait couru l'enfermer, elle avait obéi à son courage, mais aussi un peu à so'n orgueil, qui est mauvais conseiller :

Que dira-t-on demain ? pensait-elle. Tout le monde saura que c'est moi qui ai su prendre le goupil ; que j'ai été la plus brave, et aussi la plus habile.

C'est pour mériter ces éloges qu'elle n'avait appelé personne.

Et voici qu'elle écoutait, indécise, apitoyée.

- Ne l'écoute pas, maîtresse, dit Pataud ; il recommencerait ses crimes.

- Ne l'écoute pas, ne l'écoute pas, implorait le renard. Il ne connaît pas mon cœur. Il ne sait pas que je regrette mes fautes. A I'avenir, je serai plus doux que le plus doux de tes moutons. Je ne me nourrirai que d’herbe, je ne boirai que de I'eau claire.

Et Jeannette se souvint d'une belle histoire que Mademoiselle Madeleine lui avait contée : celle du loup de saint François d'Assise ; et comment saint François avait apprivoisé la bête féroce.

Que ce serait beau, songeait -Jeannette, si demain je m'en allais sur la place du village avec Pataud d'un côté et le renard de I'autre ; si je pouvais dire : voici Renard que je vous amène. Il est triste et repentant; il m’a promis de ne plus mal faire.

Pauvre Jeannette ; elle oubliait qu’elle n’était pas saint François, non, pas même la plus petite sainte du Paradis.

- Renard, dit-elle, si tu ne voles plus, il te faudra travailler pour vivre. Veux-tu garder les oies de Jarotte ?

- Je Ie veux bien, dit Renard.

Ses yeux brillaient de convoitise en songeant aux petits pinons.

- Ouâ ! ouâ ! il ment, jappa le chien.

- Tais-toi, Pataud.

- Hou-ou, il ment, fit la chouette qui rentrait, de sa voix mélancolique.

Mais Jeannette n'écoutait que son grand désir de faire plaisir à Javotte, d’étonner tous les voisins.

- Renard, dit-elle, tu es libre, va retrouver, tes renardeaux.

Ce mâtin, une heure après l'Angélus, tu reviendras. Je te mènerai chez Javotte, et tu conduiras ses oies. Maître Renard ne se le lit pas dire deux fois.

Déjà il filait, la tête basse et la queue entre les jambes. Dans sa hâte, il oublia de remercier Jeannette qui en eut un peu de peine.

Elle en eut bien plus encore quand elle l'attendit en vain.

Alors elle comprit qu'il s'était joué de sa confiance, de son bon cœur... et aussi de sa vanité.

Quand elle avoua la chose, on crut qu'elle avait rêvé. Cependant une touffe de poils roux était demeurée prise au volet de la bergerie, et, de ce jour, on n'entendit plus parler du Goupil.

II avait déménagé ce matin même, honteux d'avoir été pendant quelques instants le captif d'une petite fille, d'avoir dû implorer sa pitié.

Les paysans rassurés rouvrirent les portes des basses-cours.

Javotte reprit, son panier, son bâton, sa loque rouge ; et les oies en se dandinant, suivaient le bord de la rivière et insultaient les passants.

Voir aussi[modifier | modifier le wikicode]